FORUM MONDIAL DE L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE
Plénière politique du 6 mai.
Aujourd’hui plus que jamais l’économie sociale ne peut ni négliger ni faire l’impasse sur la nécessité de se poser la question de son programme politique et de son cadre idéologique. Et cette idée est loin d’être nouvelle. L’histoire que nous écrivons est l’héritage de combats qui sont menés depuis des décennies et qui voient s’affronter des conceptions différentes du fonctionnement et de l’organisation de nos sociétés. Je ne peux résister à vous donner deux éclairages historiques :
Nous sommes en 1866… déjà, : « Nous reconnaissons le travail coopératif comme une des forces transformatrices de l’actuelle société. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital peut-être supplanté par l’association de producteurs libres et égaux. » Mais ils ajoutaient aussitôt : « Le système coopératif, restreint aux formes minuscules issues des efforts individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, il faut des changements dans les conditions générales de la société, qui ne peuvent être réalisés que par le moyen de la puissance organisée de la société – le pouvoir d’État arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, et transféré aux mains des producteurs eux-mêmes. » Cette citation n’a jamais été autant d’actualité. Karl Marx et Friedrich Engels.
Quelques années plus tard, en 1898, nous observons ceci « Tant que les coopératives évolueront dans un cadre capitaliste de marché, où elles seront en compétition avec des entreprises capitalistes, elles devront suivre le mouvement et s’adapter aux évolutions du capitalisme. Elles seront donc toujours rattrapées par ce cadre d’un côté ou de l’autre : soit en acceptant de s’adapter à l’économie de marché, en laissant le pouvoir à une bureaucratie qui finira par adopter les principes capitalistes. Soit en restant sous le contrôle des travailleurs ou des coopérateurs en risquant d’être englouties dans le dur monde de la concurrence. L’économie sociale se trouve sur le fil du rasoir. Si la coopération et la mutualisation sont indispensables à son développement et au soutien populaire qu’elle peut mobiliser, l’économie sociale ne peut se développer largement qu’en adressant directement à la question du pouvoir ». Rosa Luxembourg
Depuis l’époque de Marx ou de Luxembourg, le système coopératif s’est développé plusieurs fois jusqu’à gérer des parts importantes de la société, sans jamais être capable, à lui tout seul, de remettre en question fondamentalement le système capitaliste. Or le capitalisme s’est énormément développé depuis l’analyse de Marx, les inégalités n’ont jamais été aussi grandes, les entreprises familiales de l’époque de Marx sont devenues des multinationales, et le monde entier est aujourd’hui un terrain d’investissement pour le capital. Tout projet de changement de société doit donc poser la question du politique pour dépasser les limites fixées par le cadre capitaliste car la force du système dans lequel nous sommes, c’est bien de verrouiller toute idée que la société pourrait fonctionner autrement. L’emprise du dogme capitaliste et néo libéral est lourd de conséquence, il a conduit aux politiques d’austérité, à la privatisation des services autrefois publics sans réelles plus-values collectives, à un mode de vie consumériste qui prône l’individualisme…. a conduit à l’émergence de plateformes numériques privées disruptives, nouvelle forme d’un capitalisme sauvage dans l’exercice d’une activité ou d’un emploi…., à la crise climatique, environnementale et les catastrophes naturelles qui en découlent, les guerres, la montée des dynamiques nationalistes et identitaires, la misère et le chômage , etc. sans jamais se remettre en cause !
Si l’économie sociale reste encore marginale, c’est bien parce que la majorité du monde politique ne voit l’économie que sous l’angle du capitalisme, et préfère soutenir cette dernière, et nous obtiendrons une place que si nous ne menaçons pas le système. Ce problème est loin d’être nouveau. Un exemple pour ne pas s’inspirer des situations actuelles, la lutte à l’échelle mondiale contre les CFC21 (attaquait la couche d’ozone) n’a ainsi été possible que parce qu’une technologie de remplacement existait et que la produire permettait d’alimenter les profits de firmes privées. Et cela non pas en faisant payer les entreprises polluantes, qui auraient pu utiliser leurs profits pour cette transition, mais en utilisant principalement l’argent public et donc en augmentant la dette publique.
La gravité des problèmes auxquels nous sommes confrontés, nécessite de sortir du cadre capitaliste, et de se détourner des objectifs de profits pour planifier notre production dans l’intérêt de la planète et des populations du monde entier. La volonté de sortir de la marginalité l’économie sociale sera un combat sans relâche pour notre existence. Ne nous leurrons pas le système capitaliste va mettre l’ESS sous une pression énorme, nous allons devoir fournir toujours plus de justifications, plus d’obligations, plus de standardisation, plus de mesure d’impact tout en « encourageant » l’innovation qui sera récupérée dès que celui s’avèrera rentable..
L’économie sociale ne pourra devenir un système dominant qu’à condition de s’attaquer sérieusement au système capitaliste, et à l’empêcher de nuire. Des mesures d’aménagement nous serons certainement proposées et négociées avec les décideurs politiques mais nous devrons passer par la reconstruction d’un rapport de force. Car qui contrôle le financement et la gestion de l’économie contrôle le devenir de la société. Cet enjeu est donc bien celui du pouvoir et de la lutte pour celui-ci. Ne nous laissons pas imposer notre cadre de fonctionnement, notre cadre d’évaluation, ne nous laissons pas séduire pour assurer notre développement par des financements privés issus de la philanthropie ou de certaines fondations issues des grandes entreprises. Et malgré notre ambition de proposer une alternative, pendant encore quelques décennies, nous resterons inscrit dans l’économie capitaliste, nous resterons soumis aux règles de la concurrence, à ses logiques de marché, à sa domination idéologique.
Mais les entreprises et organisations de l’économie Sociale et Solidaire peuvent se reconnaitre et s’unir via leurs statuts, leurs pratiques, leurs objectifs. Être un mouvement social, une force politique, exige de constituer un ensemble unifié au-delà de nos différences corporatistes afin de porter haut notre vision commune de l’intérêt général.
Femmes et hommes de l’économie Sociale et Solidaire, nous œuvrons à l’émergence de cette voie, de ces voix économiques différentes, qui promeuvent un modèle plus transparent, plus durable, en somme, plus responsable. Nous défendons l’impératif d’un autre modèle économique qui plaide pour la diffusion la plus vaste possible de tous les principes, tous les atouts, et toutes les composantes de l’économie Sociale et Solidaire. L’ESS joue son rôle dans la production, la distribution et la consommation de biens et services nécessaires à la vie quotidienne, mais elle les réconcilie avec l’intérêt collectif, la cohésion territoriale, et l’innovation sociale. Dans une ère d’urgences économiques, écologiques et sociales, l’Economie Sociale et Solidaire est en mesure de s’imposer, de se développer et de transformer l’économie dominante.
A travers notre économie sociale nous démontrons que les entreprises peuvent être gérées démocratiquement, de manière solidaire, et en suivant l’intérêt général sans actionnariat spéculatif, nous développons des pratiques économiques solidaires, inclusives et citoyennes qui sont les clés d’un ordre du monde plus juste, qui remet l’être humain et les écosystèmes en son centre.
Nous devons, maintenant, nous employer à élargir l’agenda de l’Economie Sociale et Solidaire à l’échelle internationale afin d’initier une mondialisation alternative exigeant un développement durable de nos sociétés. Le financement de cette transition est crucial au diapason de la stratégie « ODD » déployée par les Nations-Unies pour l’horizon 2030 et de sa Résolution, aux conclusions de l’OIT, aux recommandations de l’OCDE et à celles à venir du Conseil européen.
Pour terminer, je souhaite prendre à témoin tous les membres de cette assemblée et les panelistes ici présents : l’ONU avait fixé les objectifs du millénaire qui se sont achevés en 2015, ensuite la relève a été prise à travers les feuilles de route et les objectifs des ODD pour 2030, moi je vous propose de fixer aussi un cadre onusien pour que l’économie sociale et solidaire représente 50% de l’économie des Etats en 2050 ! c’est un objectif concret, mobilisateur, qui cadrera la mobilisation de toutes nos énergies et je vous demande d’inscrire cet objectif « 50 en 2050 » dans l’évaluation qui sera faite de la Résolution de l’ONU en 2025 !
Coheur Alain