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Colombie: sucre amer
13 décembre 2018
Colombie: sucre amer
La production de canne à sucre en Colombie, enjeu économique majeur, est révélatrice d'un certain modèle de développement dans lequel des conditions de travail proches de l’esclavage sont monnaie courante. Un article de Frédéric Thomas du CETRI (Centre tricontinental) suite à une visite de terrain et une réunion avec les partenaires de Solsoc et de la FGTB Horval.
À cette heure-ci, Arulfo Lerma est normalement aux champs depuis plus de trois heures. Aujourd’hui, il a pris congé pour assister à la rencontre. Il est 9h30, la réunion des syndicats Sinaltrainal, USTIAM et Sintra14 avec leurs partenaires colombien-Association de travail interdisciplinaire (ATI)-, et belge - l’ONG Solsoc -, se tient dans le siège même de Sintra14, une maisonette jaune située à Palmira, dans le département de Valle del Cauca, en Colombie [1] .
Des champs de canne à sucre à perte de vue. La région concentre l’essentiel des plus de 242.000 hectares (pratiquement l’équivalent de la superficie du Luxembourg) de terres colombiennes consacrées à cette production. En vingt-cinq ans, la surface de canne à sucre a doublé [2] ; autant de terres en moins pour l’agriculture familiale et la production alimentaire locale… Selon l’Atlas de la propriété rurale, la concentration foncière dans le département est la troisième la plus élevée du pays ; un pays où l’inégalité dans l’accès à la terre est parmi les plus fortes du continent [3] .
Si la Colombie n’est que le onzième exportateur mondial de canne, loin derrière le Brésil (42% des exportations mondiales), elle se targue d’avoir la plus grande productivité [4] . La majorité de la production est consommée localement, mais plus de 35% est exportée, pour une valeur de plus de 360 millions de dollars en 2017. Cinq pays concentrent entre 70 et 80% des exportations colombiennes : le Pérou, les États-Unis, le Chili, l’Équateur et Haïti. Outre les produits alimentaires dérivés, la canne est utilisée dans la fabrication d’éthanol, de papier, d’alcool alimentaire.
Coupeurs de cannes à sucre
Combien sont-ils comme Arulfo à travailler comme ouvriers agricoles dans cette branche de l’agrobusiness ? Difficile à savoir ; toutes les études sont faites par les associations des employeurs ou liées à celles-ci. Elles avancent le chiffre de 265.000 travailleur·euse·s sur toute la chaîne de valeur. Chiffres invérifiables, certainement surévalués, et qui mêlent travailleur·euse·s saisonnier·ère·s, travailleur·euse·s engagé·e·s par des sous-traitants et une minorité, salariée des grands groupes industriels.
Les journées de travail d’un coupeur de cannes s’étendent de 7h à 15h30, du lundi au vendredi inclus. Et le samedi jusqu’à midi. Auparavant ils travaillaient aussi le dimanche, mais, sous leur pression et celle des syndicats, ils ont obtenu d’avoir congé ce jour-là. A la question du pourcentage de travailleurs syndiqués dans son entreprise, Alfuro répond : « À Manuelita [5] , tous les travailleurs sont syndiqués. Mais la majorité sont affiliés au syndicat patronal ; syndicat qui ne fonctionne qu’aux mensonges et aux promesses. Aux avantages aussi ; il fait des prêts de 2 millions de pesos [autour de 650 €], et l’argent est retiré du salaire pour le remboursement ». Manière encore de renforcer le contrôle. Il y a deux autres syndicats dans l’entreprise, dont Sintra14. Alfuro en est membre depuis le début, en 2011.
On voit les coupeurs à l’œuvre, sous le soleil. Travail dur, pénible. La chaleur, accrue encore quand on brûle les racines de la canne, la maladie, les blessures, les accidents… Le corps paie un lourd tribut. Les genoux, du fait d’être souvent penchés, et la colonne vertébrale. Mais les douleurs et lésions se focalisent surtout sur l’épaule, le bras et l’avant-bras du coupeur (seuls des hommes effectuent cette tâche). Et Alfuro de nous montrer le muscle hypertrophié, la brûlure de son bras ; celui qui porte la machette. Une machette qu’il faut changer tous les quinze jours. Tous les huit jours s’il y a des pierres. Si les coupeurs pouvaient faire une pause de quelques minutes, toutes les deux ou trois heures, pour étirer leurs muscles, cela n’arriverait pas. Ou pas si rapidement. Mais cela ferait perdre de précieuses minutes à la production ; ce temps leur est donc refusé.
Une vidéo a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux de la région : on y voit un coupeur au sol. À côté un contremaître regarde, indifférent, refusant d’agir ou d’appeler l’ambulance. Finalement, il sera transporté – jeté plutôt que transporté – dans un bus, qui pourra, enfin, l’amener à l’hôpital. La dernière image le montre à même le sol du bus, inconscient. Démonstration évidente du peu de respect dont souffrent les coupeurs. Mais, fruit de la lutte, à Manuelita, l’entreprise a sa propre ambulance.
Artuflo a de la chance, il a un contrat direct et stable. Il n’a pas été embauché par un intermédiaire de la « boîte », comme d’autres travailleurs de l’entreprise, et comme cela est devenu si commun en Colombie. On appelle cela la « tertiarisation » [6] . Mais il est payé au poids de la canne coupée. Son salaire varie donc. Et plutôt vers le bas. En hiver, les conditions sont plus dures ; on coupe moins. Surtout, il coupe trois à quatre fois moins qu’il y a vingt ans. C’est un phénomène généralisé – d’autres travailleurs en témoignent – dont on ne connaît l’origine (épuisement des sols, maladies… ?). Enfin, la canne est pesée par des agents de l’entreprise, en l’absence des travailleurs. Et donc hors de tout contrôle. D’où l’impression que le patron les vole. La défiance est d’autant plus forte que ce dernier refuse obstinément qu’un représentant des travailleurs puisse être présent lors du pesage.
Trente-huit ans. Cela fait trente-huit ans qu’Artuflo est coupeur de cannes. Il a commencé en 1980. Il a aujourd’hui soixante ans. Entretemps, le nombre de travailleurs a fortement baissé ; de plus de 1.300 en 2005 à quelques 200-300 aujourd’hui. Mais il y a plus de travailleurs blessés et malades dans les champs (c’est d’ailleurs l’un des axes de travail de Sintra14).
Une journée de travail type ? Il se lève à quatre heure quarante – sa femme est debout depuis une heure et lui a préparé ses repas – et quitte la maison à cinq heure trente. Un bus passera le prendre et le déposera sur son site de travail. Il prendra alors son petit déjeuner avant de se mettre au travail. Jusqu’à midi, où il fera une pause pour manger : du poulet ou du poisson, du riz, du jus, une soupe, de la panade [7] … De quoi reprendre des forces. Parfois, peut-être aussi, un aguardiente. De quoi tenir.
Il rentrera à la maison vers seize heure trente - sa femme toujours à l’œuvre. Un peu de temps à passer avec ses enfants. Ils sont aujourd’hui grands : l’aîné a trente ans, ses deux filles de vingt-six et vingt-quatre ans. Le premier, en butte à l’hostilité des patrons vu l’activisme du père, travaille à charger et à décharger du matériel, un travail également très physique , la deuxième est infirmière mais ne trouve pas de travail, la dernière vient de finir ses études. Épuisé, il n’ira pas dormir tard ; sa femme, toujours à l’œuvre.
Luttes sociales
L’avenir ? Il hausse les épaules. Encore deux ans de travail avant de prendre sa retraite. Mais pour ses enfants, il n’y a pratiquement pas d’emplois. Reste la lutte, celle de toujours, celle qui, pour lui, depuis sept ans, a pris la forme de Sintra14. En le disant, s’allume comme une étoile dans ses yeux. Et de se souvenir des cinquante-six jours de grève de 2010 – « toute la communauté nous soutenait » – qui ont bloqué la production de canne de la région, au point que les entreprises ont dû accepter les revendications des travailleurs. C’est là qu’il s’est rendu compte de la force d’être ensemble.
Une force frappée de plein fouet par la répression et la violence antisyndicale ; une guerre qui ne dit pas son nom. La Colombie reste, selon l’indice de la Confédération syndicale internationale (CSI), l’un des dix pires pays du monde pour les droits des travailleur·euse·s, ainsi que le pays avec le plus haut indice de syndicalistes assassiné·e·s (en 2017, 19 dirigeants syndicalistes ont été assassinés) [8] .
Une pause. On regarde les coupeurs, habillés de bleu sous la chaleur, le visage couvert, s’échiner à couper encore et encore. Il y a deux siècles, le travail des esclaves noirs ne devait pas être si différent… « Ici, il n’y a ni médecins, ni juges ni ministère du travail sur lesquels compter ; tous sont en faveur des entrepreneurs. Avec Sintra14, nous sommes en train de nous formaliser pour vaincre cette oligarchie, qui nous tient agenouillés depuis toujours ».
Notes
[1] Toutes ces organisations participent d’un programme commun soutenu par la Direction générale Coopération au développement et Aide humanitaire (DGD) et la FGTB Horval.
[2] Gloria Inés Montoya Duque, « El paro de corteros de caña en el Valle del Cauca – Colombia : una acción collectiva de cara al modelo economico », Entramado, Vol. 7, n°1, 2011 (janvier-juin), http://www.scielo.org.co/pdf/entra/v7n1/v7n1a07.pdf.
[3] UMAIC, Valle del Cauca. Briefing departamental, junio 2017, https://umaic.org/images/briefings_2017/170927_Briefing_Valle.pdf.
[4] Entre 2011 et 2015, la productivité moyenne était de de 15,5 tonnes de sucre à l’ hectare. http://www.procolombia.co/compradores/es/explore-oportunidades/az-car-y-miel-colombiana. Asocaña, Aspectos generales 2017-2018 del sector agroindustrial de la caña. Informe anual, http://www.asocana.org/documentos/862018-E148DE81-00FF00,000A000,878787,C3C3C3,0F0F0F,B4B4B4,FF00FF,2D2D2D,A3C4B5.pdf.
[5] Le groupe Manuelita, fondé en 1864, est le pionnier de l’industrie sucrière du pays.
[6] Mécanisme de flexibilisation du travail qui consiste pour un employeur à transférer à un tiers l’élaboration et la signature de contrats de travail, de manière à ce qu’il n’y ait pas de lien direct entre l’entreprise et les travailleur·euse·s.
[7] Laissés des heures sous la chaleur, les aliments tendent à s’avarier.
[8] CSI, Indice CSI des droits dans le monde 2018. Les pires pays au monde pour les travailleuses et les travailleurs, https://www.ituc-csi.org/IMG/pdf/ituc-global-rights-index-2018-fr-final-2.pdf.